Un chef-traiteur sincère : « C’est compliqué d’être vertueux »
Ce traiteur de la Vienne a fait de son entreprise un laboratoire pour proposer des évènements plus responsables et des mets plus durables. Un parcours entamé il y a une quinzaine d’années : tout n’a pas été facile, mais François Lafond a l’ancrage de ceux qui savent qu’ils vont dans la bonne direction. Il met ses convictions et ses apprentissages au service des Traiteurs de France, le 1er réseau national de traiteurs à s’engager pour la préservation des océans.
Quel lourd héritage que prendre les rênes d’une entreprise crée par ses aïeux : quel défi également de la faire évoluer dans le temps. C’est le souci permanent de François Lafond, installé à Migné-Auxances, près de Poitiers. Après avoir fait ses classes chez de grands chefs étoilés comme Joël Robuchon, Ghislaine Arabian ou Alain Reix, il retourne dans son Poitou natal pour reprendre la société familiale fondée par son grand-père, pâtissier, que son père fait pivoter vers l’activité traiteur en 1976.
La Petite France, le groupe qu’il dirige, sert aujourd’hui 120.000 couverts par an dans toute la Nouvelle-Aquitaine, depuis son siège social installé dans une ancienne ferme du 19e siècle. François Lafond s’appuie sur 45 collaborateurs pour assurer l’activité traiteur, mais aussi tenir le restaurant « Juliette » à Migné-Auxances et gérer une boutique-pâtisserie-chocolaterie dans la préfecture de la Vienne.
Dans un premier temps, il a eu à cœur de poursuivre le travail constant d’amélioration de la qualité entamé par son père et de le faire reconnaître via le label Qualitraiteur en 2009. Puis de nouvelles questions s’imposent à François Lafond, des questions que ses prédécesseurs n’avaient pas eu à se poser. La première porte sur le réchauffement climatique. « Quel impact a mon activité sur le climat ? Mes émissions de CO2 sont-elles importantes ? » Pour en avoir le cœur net, le traiteur fait réaliser un bilan carbone dès 2012. Une vraie prise de conscience : « comme disait un ancien président de la République, la maison brûle ! »
C’est le début d’une longue et large réflexion sur la responsabilité sociétale de son entreprise (RSE). Son objectif se clarifie : il veut concevoir des événements plus respectueux de l’environnement et des hommes et proposer une alimentation plus durable à ses convives. Il décide de tout passer en revue : la conception des réceptions, la gestion des flux, des déchets et celle des ressources humaines ainsi que l’achat des matières premières.
« La vraie contrainte du changement, c’est l’argent. »
« Nous avons commencé avec les déchets : aujourd’hui, tout passe au méthanisateur. On utilise des bidons cerclés sur tous nos événements pour ramener les déchets chez nous et les traiter. » Première étape qui l’a amené à s’intéresser à la question du plastique jetable, omniprésent dans l’évènementiel. Verrines, assiettes, couverts : tout partait à la poubelle à la fin de la prestation. François Lafond décide d’abord de remplacer le plastique par des matières biodégradables comme le maïs, la canne à sucre ou le bambou…. « Mais c’était encore du jetable. Et comme tout venait d’Asie, le coût carbone était élevé à cause des transports. » Alors le chef d’entreprise décide d’en finir avec le jetable : « nous avons commandé 10 000 contenants en porcelaine en juin dernier. »
L’impact financier est important : au-delà de l’investissement, il faut aussi prévoir de la main d’œuvre supplémentaire pour le nettoyage, le transport, le stockage… « Mais c’est comme ça qu’on arrivera à changer les choses. Il ne faut pas être naïf : la vraie contrainte du changement, c’est l’argent. Il faut des moyens pour tenir ses engagements RSE. » L’important selon lui est d’aller vers de meilleures pratiques, pas d’être irréprochable du jour au lendemain. « C’est compliqué d’être vertueux. Changer les pratiques, c’est long, et au quotidien, ce n’est pas si simple. »
Des produits de la mer bannis
La transformation passe aussi par le contenu des assiettes. Il y a chez le traiteur une « volonté de consommer mieux, différemment, peut-être moins ». Le traiteur Poitevin veut proposer une alimentation qui respecte plus la biodiversité : cela concerne notamment les produits de la mer. Il n’a pas hésité à retirer de sa carte un poisson pourtant particulièrement prisé : le cabillaud. « On a fait le choix de ne plus en proposer parce qu’il est trop pêché, trop consommée ! L’anguille, c’est pareil, on l’a retirée de la carte depuis la campagne Ethic Ocean. De toute façon, on n’en servait pas beaucoup. Les bulots, le tourteau, c’est pareil, on n’en propose plus, suite à l’alerte d’Ethic Ocean. »
Le traiteur limite également son offre de poissons tels que la lotte, le turbot, le saint-pierre, le bar ou encore de crustacés comme le homard. « Dans les années 1980, ces produits étaient légion dans les mariages. Maintenant, ce sont des produits de luxe. On n’en propose que si c’est bien valorisé : pêche responsable, à la ligne, bagué… Alors le prix reflète la rareté et permet de respecter le travail du pêcheur, et là, on peut se régaler ! Il est très important que ces produits ne soient pas galvaudés. Je ne ferai jamais de burger de homard, par exemple. »
Pas question pour autant de bannir le poisson de sa carte. Il a remplacé le cabillaud par du merlu ou de l’églefin, mais il cherche encore à élargir le panel. « La grande bataille, c’est de trouver le bon produit commercialement. De quelles ressources de la mer dispose-t-on aujourd’hui ? De poissons dont on n’a jamais entendu parler ! Donc c’est compliqué à vendre… Il faut communiquer sur ces espèces ! Je n’ai pas d’inquiétude : on trouvera des alternatives culinaires, on créera des recettes. »
Un impact commercial différent selon les clientèles
Ces changements de menus peuvent représenter un atout commercial sur certaines clientèles, mais pas toutes. « La clientèle « entreprises » a déjà fait sa transformation. Les grosses boîtes ont toutes des services RSE qui ont édicté des cahiers des charges allant dans ce sens. Avec la clientèle de « particuliers », c’est différent. Ils se fichent un peu de l’impact environnemental de leurs repas, ils achètent un prix. Même les jeunes qui sont plus engagés ne sont pas forcément à l’écoute. Mais avec d’autres clients, ça passe. On leur explique que l’on a choisi d’avoir des pratiques vertueuses et ils comprennent. »
Pour François, le véritable frein se situe du côté des fournisseurs : difficile de tenir le cap quand on voit l’offre pléthorique des grossistes en produits de la mer. « On ne se rend pas compte, il y a un hiatus entre les cartes des fournisseurs et la réalité de l’état des ressources. Le tourteau, le bulot se portent mal et pourtant, on en trouve dans toutes les chaînes d’approvisionnement, les clients ne comprennent pas que l’on n’en propose pas ! ».
La question de la ressource en produits de la mer est également trop peu posée auprès du grand public. « Quand je vois la taille des étals dans les supermarchés, je me demande toujours comment on peut avoir autant de poisson à vendre alors que les stocks s’amenuisent. Comment le consommateur peut-il avoir une prise de conscience ? »
Une dynamique partagée par les Traiteurs de France
Rendre l’alimentation plus durable, plus responsable : l’ambition du chef de la Vienne est partagée par la quarantaine de traiteurs adhérant à Traiteurs de France. Ces organisateurs de réceptions haut de gamme cherchent tous à mieux maîtriser les impacts sociaux, sociétaux, économiques et environnementaux de leurs événements. Ils sont tous engagés ou certifiés ISO 20121.
« La feuille de route chez Traiteurs de France, c’est que tout le monde soit concerné par le problème de surconsommation. On essaie de ne pas être donneurs de leçons, mais de donner tous les éléments aux chefs pour que leurs choix soient plus responsables. Lors de notre dernière assemblée, en février dernier à Lille, nous avons fait un focus sur la viande, et surtout sur celle qui se vend le mieux : le bœuf. Un chercheur est venu faire une conférence sur l’impact carbone de ces élevages. »
Le Poitevin croit à la force du collectif pour changer les choses : « on ambassade cette volonté de durabilité au Chef Lab », un laboratoire d’idées nouvelles qu’il anime. Ce club créé en 2017 par le chef Grégory Coutanceau vise à porter le savoir-faire culinaire et l’expertise des Traiteurs de France au sommet. Aux côtés de Sébastien Peyronny (Calixir, Paris), Fabien Petit-Pierre (Lacoste, Bordeaux), Frédéric Ducatez (Lecocq, Lille) et Gérard Cardoso (Montrognon, Clermont-Ferrand), François Lafond porte le sujet de la durabilité dans ce lieu d’échange, d’inspiration et de partage d’innovations pour faire progresser toute la communauté. « Tous ensemble on a un vrai pouvoir ! » Il croit en l’exemplarité pour faire avancer le groupe : apporter la preuve que l’on peut changer les choses, c’est la meilleure façon de convaincre ! « Pour notre prochaine Rencontre des Chefs (la 15e) au Bourgogne en mars 2025, on va sortir du canal d’achat traditionnel. On veut montrer qu’on peut faire du 100 % locavore. On essaie de ne pas faire de green washing mais de vraiment faire ce que l’on dit ! »
Les chefs d’entreprise de la restauration sous-estiment la vitesse de changement des habitudes culinaires et surtout leur propre capacité d’adaptation. « Il y a dix ans, c’était inenvisageable de proposer un menu 100 % végétal, et surtout, nous, traiteurs, n’avions pas envie de nous y mettre. Mais on a réussi et maintenant, les entreprises nous demandent des réceptions végétales pour leurs congrès ! »
Le sujet des produits de la mer est particulièrement difficile à appréhender : « si nous avons la volonté d’aller vers de meilleures pratiques, nous ne détenons pas forcément toutes les solutions. » Le chef poitevin comme tous les autres membres de Traiteur de France peuvent s’appuyer sur l’expertise d’Ethic Ocean pour guider leur réflexion et la traduire en actes de changement. « Ce qu’on attend de cette association partenaire, c’est de nous alerter sur la situation, les mauvaises pratiques, mais aussi de nous guider, de nous dire où il faut aller, de faire une hiérarchie dans les changements à réaliser. Moi par exemple, j’ai mis le poulpe à la carte : j’ai vu qu’il y en a moins, est-ce qu’il faut ralentir sur cette espèce ? », s’interroge le traiteur de la Vienne. Il est persuadé que le boycott des espèces en voie de disparition est une stratégie efficace. « Ne pas acheter ces espèces à nos fournisseurs, c’est la meilleure façon de tarir les filières non durables. »
Selon François Lafond, il n’y a plus de temps à perdre. Il faut rompre avec les pratiques datant des générations précédentes. « Il y a un vrai enjeu environnemental mais aussi économique. Il y aura une vraie rupture pour nos enfants, nous devons prendre la bonne direction dès maintenant ».
Traiteurs de France a publié en 2024 « Terre & Mer : nos recettes responsables ». Au menu : 28 recettes concoctées par les maisons du réseau pour concilier gastronomie, éthique et préservation des ressources, dans le cadre du partenariat mené avec Ethic Ocean.